Article 2 de la loi travail: beaucoup de risques pour des gains incertains

L’article 2 est sans aucun doute l’article le plus polémique de la réforme du code du travail proposée par le gouvernement. Il donne la primauté à  l’accord d’entreprise pour déterminer les conditions et le temps de travail. Ce qui concerne notamment les heures supplémentaires et leurs rémunérations. Par exemple, une entreprise peut décider de passer outre un accord de branche qui impose 25% de rémunération des heures supplémentaires pour les rémunérer seulement à  10%.

Après avoir passé du temps à  cogiter sur l’article 2 de la loi travail, je me suis dit que ce qui manquait c’était une vraie comparaison européenne sur la hiérarchie des normes dans le droit du travail et la place de l’accord collectif. Quelle est la situation dans les autres pays? Des réformes similaires ont-elles été adoptées? Quels en sont les effets?

Il y a deux enjeux. D’abord un premier qui est purement descriptif pour situer la France dans le contexte. Il est intéressant de savoir si la hiérarchie des normes qui régit le droit du travail en France est unique ou non. En France, il existe trois échelles: le code du travail (au niveau du pays), l’accord de branche (le secteur) et l’accord d’entreprise. Chaque niveau inférieur ne peut être que mieux-disant par rapport à  l’échelon supérieur, c’est ce que l’on appelle le « principe de faveur ».

L’Institut Syndical Européen (ETUI), qui est le think-tank de la Confédération Européenne des Syndicats (CES), a même ouvert un site sur le sujet intitulé worker-participation.eu consacré à  la recherche sur la consultation des salariés. Comme le rappelle la présentation du site, l’article 27 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE intitulé « Droit à  l’information et à  la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise » affirme:

Les travailleurs ou leurs représentants doivent se voir garantir, aux niveaux appropriés, une information et une consultation en temps utile, dans les cas et conditions prévus par le droit communautaire et les législations et pratiques nationales.

Ce que montre l’institut syndical européen (dans un article de 2013), c’est que le taux de salariés couverts par des accords collectifs est très variable selon les pays. On ne négocie pas forcément toujours la même chose. La France est le pays avec le plus de salariés couverts par des accords collectifs puisque 98% sont concernés. Cependant, il y a un petit bémol:

However, the case of France indicates why the figures need to be treated with care. Although collective bargaining coverage is extremely high, some agreements have rates which are below the level of the French national minimum wage and are therefore invalid. Individualised pay increases, which are not negotiated, also play an important role in setting the pay of many French workers.

Principe de faveur oblige, un accord moins disant n’est pas valide. C’est ce point qui est remis en cause par l’article 2 du projet de loi.

Il est intéressant de noter que dans les pays où les salariés sont les plus couverts par des accords. C’est avant tout la branche (industry) qui est la référence pour les accords collectifs. Dans les pays où c’est l’accord d’entreprise qui prime (pays d’Europe de l’Est et anglophones), c’est là  où les salariés sont le moins couverts par des accords collectifs.

Ce constat peut être mis en perspective avec l’analyse de Thomas Bréda dans la vie des idées. Il soulignait la prédominance historique de l’accord de branche en France et soulignait le manque de succès de l’accord d’entreprise. Seulement un tiers des entreprises ont des délégués syndicaux, soit en raison d’une taille trop restreinte soit tout simplement parce que personne ne veut s’y présenter:

La piste principale, et la mieux documentée, est celle de la discrimination syndicale et de la peur qu’elle suscite chez les salariés qui pourraient envisager de prendre un mandat de représentant. Les salariés ont peur de s’engager dans les instances représentatives parce qu’ils craignent pour leur carrière. Plus d’un tiers des salariés mentionnent ainsi la peur des représailles comme une raison à  la faible syndicalisation en France (sondage TNS-SOFRES). Ces craintes ne semblent pas infondées : 40% des délégués syndicaux estiment que leur mandat a été un frein pour leur carrière, et l’étude de leurs salaires révèle qu’à  diplôme, ancienneté et âge égaux, ils sont payés en moyenne 10% de moins que leurs collègues non syndiqué (12). L’analyse des salaires révèle également que tous les délégués syndicaux ne sont pas logés à  la même enseigne. Ceux qui ne négocient pas avec leur employeur ne subissent aucune pénalité salariale, et sont même parfois mieux rémunérés que les salariés non syndiqués.

On peut aussi ajouter que seulement 2/3 des entreprises où on négocie arrivent à  un accord. Si vous faîtes le calcul, seulement 15% environ des entreprises sont parvenues à  négocier des accords collectifs. Thomas Bréda émet des doutes sur la capacité de l’accord d’entreprise a devenir la référence alors qu’il bat de l’aile et ce pour une raison simple:

L’erreur est de ne pas avoir réalisé qu’un représentant du personnel est aussi un salarié. Il est censé être l’égal de l’employeur dans la négociation, mais il reste sous son autorité en tant que salarié.

Le cadre de l’accord d’entreprise est défavorable potentiellement aux délégués syndicaux dans la mesure où ils sont face à  un employeur qui a des moyens de rétorsion. Cependant, rien ne dit que l’employeur utilise en pratique ces moyens de rétorsion. Pour trancher la question, on peut regarder ce qui se passe en Italie, en Espagne, en Grèce et au Portugal où l’on a donné beaucoup plus de poids aux accords d’entreprises. C’est ce qu’a fait Eva Thiébaud qui a publié un article le 23 juin dans Slate pour dénoncer « le grand jeu de dupe des accords d’entreprise » dans lequel elle fait justement de la vulgarisation sur ce sujet en reprenant très largement une étude de Koukiadaki, Tavora et Lucio (2014) qui compare les réformes du Droit du travail menées dans les pays suivants: Grèce, Irlande, Italie, Portugal, Roumanie, Slovénie et Espagne. Ces réformes ont tous comme point commun de donner la priorité à  l’accord d’entreprise dérogeant au principe de faveur.

Et selon les auteurs, cette dérogation s’est exercée pleinement au détriment des salaires:

The impact on wages appeared milder in Slovenia and in Italy than in the other five other countries where the changes have to varying degrees undermined joint regulation at national, inter-sectoral and/or sectoral levels and led to a process of disorganized decentralization (see chapter 7). This process led to a decline of collective bargaining coverage, with a detrimental effect for the wages and working conditions of those not covered. In turn, the reforms also had a negative effect on the ability of trade unions to protect the wages and working conditions of workers through collective bargaining at the sectoral and firm levels. Indeed, data gathered by the Eurofound also indicate a decline in bargained real wages for the total economy in 2011 and 2012 in a number of the European countries for which data is available, including Spain, Portugal and Italy (data for Greece, Romania and Slovenia not provided) (Eurofound, 2013). Nevertheless, at least for chemical and metalwork industries, the analysis by Schulten and Mà¼ller (2014) suggests that impact of the crisis was less severe on real bargained wages than real actual wages.

Sachant qu’il s’agit d’une période de très mauvaise conjoncture, il peut rester difficile parfois de distinguer l’effet à  la baisse engendré par la primauté de l’accord d’entreprise. En période de fort chômage, c’est un moyen pour l’entreprise de diminuer les salaires. Les auteurs soulignent le cas de la Grèce qui est particulièrement criant où l’accord d’entreprise a été l’outil majeur pour faire diminuer les salaires. Les entreprises ont pu déroger à  l’accord de branche et négocier des salaires plus faibles avec les délégués syndicaux de l’entreprise. Il est à  noter aussi que la concurrence devient plus forte. Prenons un exemple très simple: l’entreprise A et l’entreprise B sont sur un marché. Si A négocie un accord collectif qui baisse les salaires et gagne un avantage en compétitivité-coût, B verra ses parts de marché menacés. Dans ce cas B sera plus prompt à  négocier un accord collectif qui baissera les salaires pour rester lui aussi dans la course. Cette menace de « dumping sociale » est la principale raison d’opposition de la CFE-CGC (syndicat historiquement proche de la droite d’ailleurs) au projet de loi el-Khomri.

Le tableau 8.1 à  la page 74 de l’étude de Koukiadaki et al. (2014) souligne que les salaires ont baissé dans 5 pays sur 7 (sauf Italie et Slovénie). Les auteurs notent aussi que les arrêts de travail liés au chômage technique ont augmenté ainsi que le recours au temps partiel. Par contre, en cas de hausse de l’activité, il va être plus souvent de demander de travailler plus sans être payé plus (cas de l’Espagne).

Et alors si ça baisse le chômage? On ne sait pas vraiment. Comme le notent les auteurs:

Moreover, while austerity contributed to the increase unemployment (Schulten and Mà¼ller, 2013) wage cuts did not necessarily translate into more jobs because, while they may have helped restoring profitability of troubled firms, they did not help overcoming their lack of competitiveness in product markets (OECD, 2014). For similar reasons, the ILO Global Wage Report (ILO, 2012b) also argues that the path to economic recovery should move away from wage cuts and instead promote a better link between wage developments and productivity that not only promotes fairness but also stimulates domestic demand.

Si on reste sur une analyse macroéconomique de court terme (assez consensuelle), la baisse des dépenses publiques contribue à  déprimer la demande et donc le PIB. De même pour la baisse des salaires car cela affecte la consommation des ménages (qui pour la France est le principal moteur de croissance). A long terme, on devrait théoriquement retrouver la croissance et une hausse des emplois. On peut supposer que l’offre stimulée par la baisse des coûts de production (ici qui est la baisse des salaires) fait baisser le chômage. De plus, cela représente aussi un avantage de compétitivité-coût dans le domaine du commerce international.

Le premier point est toujours âprement discuté entre économistes. L’ajustement de l’offre à  long terme fait polémique. Si on est dans le cas d’une stagnation permanente en raison d’un déséquilibre offre/demande comme souligné par Larry Summers, ben le retour à  l’équilibre de plein emploi n’est pas vraiment gagné. En ce qui concerne l’avantage de compétitivité-coût, la dévaluation interne a des limites. Certes, il peut y avoir un gain dans premier temps car on est moins cher. Cependant, cela dépend de l’élasticité-prix des biens exportés (ce qui explique les résultats mitigés sur les gains de compétitivité dans l’étude de l’OCDE en 2014 sur le sujet). De plus, si les autres pays européens font de même, ce gain de compétitivité est finalement perdu. Cela devient une course au moins-disant.

Au final, des conséquences négatives pour les salariés qui sont assez certaines. Les gains macroéconomiques sont très incertains notamment dans la mesure où on manque de grosse étude économétrique sur le sujet vu qu’on manque encore de recul. En tout cas, c’est un champ de recherche passionnant qui s’annonce pour les économistes du travail et les macroéconomistes.

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