Comment la science économique évalue l’efficacité des mesures non médicales contre le COVID-19

Ce billet fait une revue de partages par le collectif Covid-19 fédération (auquel l’auteur participe), sur sa page facebook, de plusieurs articles de sciences économiques sur l’efficacité des mesures non sanitaires pour endiguer l’épidémie de Covid-19. La science économique a en commun avec l’épidémiologie d’étudier les comportements humains, à l’instar des autres sciences humaines et sociales. Évidemment, la perspective est différente. Un épidémiologiste s’intéresse au comportement humain en tant que facteur influant sur la santé et la propagation des maladies. Un économiste s’intéressera par contre à l’analyse coût-bénéfice des mesures. Est-ce que l’objectif est atteint ? Est-ce que les ressources ont été employées au mieux pour le meilleur rendement ?
Il est difficile de diviser la population française en deux populations comparables et d’appliquer l’obligation du port de masque à l’une et ne rien faire avec l’autre dans le cadre d’une expérience. Les économistes vont alors se reposer sur une expérience naturelle qui « se définit dans ce contexte comme une situation réelle, non contrôlée par le chercheur, dont les caractéristiques seraient pourtant proches d’une expérience de laboratoire et qui peut par conséquent être utilisée pour identifier une relation causale. » (Bourgeois-Gironde et Monnet, 2017). Par exemple, un arrêté municipal qui impose le port du masque dans le centre-ville constitue une expérience naturelle. Le but est de s’approcher de ce qui peut ressembler le plus possible à une expérience avec un traitement et un contrefactuel afin d’identifier toutes choses égales par ailleurs un lien de causalité que l’on définit ainsi :

« Dans cette perspective, l’effet d’une variable A sur une variable B est considéré comme causal si les conditions suivantes sont vérifiées. D’une part, il faut que A détermine B mais ne soit pas déterminé par B ; la relation doit être à sens unique et non simultanée. D’autre part, il faut que l’effet de A sur B soit direct, c’est-à-dire qu’il soit observé lorsque les autres paramètres sont maintenus comme constants (toutes choses égales par ailleurs) ; il ne doit pas exister de « variable omise » pouvant influencer conjointement A et B. Lorsque ces conditions sont réunies, on dit que A est exogène à B, ce qui équivaut à affirmer que A est la cause de B. »

Bourgeois-Gironde Sacha, Monnet Éric, « Expériences naturelles et causalité en histoire économique. Quels rapports à la théorie et à la temporalité ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/4 (72e année), p. 1087-1116. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-2017-4-page-1087.htm

Plus généralement, toutes les mesures non médicales prises par des institutions ou les individus eux-mêmes constituent des expériences naturelles. Ces dernières ont l’inconvénient de ne pas être contrôlées d’où la nécessité d’un travail statistique pour démêler les différents effets observées. Cette évaluation est cruciale pour les gouvernements et les institutions qui souhaitent agir vite pour avoir le plus grand impact sur
la diminution de la propagation du virus tout en limitant les désagréments, notamment les conséquences économiques.

Sur quoi reposent les études publiées dans cette revue pour évaluer empiriquement l’efficacité des mesures pour réduire la circulation du virus SARS-Cov2 ?

Estimer empiriquement un modèle pour évaluer l’efficacité des mesures

Cette approche est admise depuis longtemps en sciences économiques, notamment dans l’étude des politiques publiques pour voir quelles effets elles entraînent sur l’économie en tant que “traitement” administré par des décideurs politiques.

Schéma du lien de causalité
Notes : W désigne les facteurs de confusion, I l’information, P la politique, B le comportement, tous réalisés dans cet ordre au moment t dans l’état i ; Y désigne les résultats réalisés à la date future t+l.

Comme le montre l’image ci-dessus prise dans Chernozhukov, et al . (2020), estimer l’effet d’une politique toutes choses égales par ailleurs doit se faire en prenant en compte l’information existante au moment que l’on étudie, les comportements et les facteurs de confusion, qui agissent à la fois sur la politique étudiée et les résultats. L’économétrie tente de décomposer ces différents facteurs de causalité directement dans les données. Les modèles économétriques structurels (ou structural econometrics models dits SEM) représentent une méthode qui essaient de répondre à cet enjeu.

Les modèles d’économétrie structurelle

A la différence des méthodes expérimentales ou quasi-expérimentales, l’approche structurelle repose sur une modélisation. Dans sa forme la plus simple, il peut simplement s’agir de modéliser la participation à un traitement afin d’identifier séparément la sélection au sein du traitement et l’effet causal du traitement sur la population traitée […]

L’économétrie structurelle consiste ensuite à estimer à l’aide de données statistiques les paramètres du modèle proposé. Ce dernier peut alors servir à mesurer les effets des politiques publiques qui ont été modélisées, mais aussi des éventuelles variantes. C’est ce qui est par exemple fait dans certains exercices de micro-simulation.

Le fait [que l’approche des SEM] s’appuie sur des fondements théoriques peut permettre à l’approche structurelle d’évaluer les effets de politiques publiques de façon crédible même lorsqu’il est impossible de recourir aux expériences contrôlées ou naturelles.

Institut des Politiques Publiques (IPP)

L’étude de Chernozhukov, et al . (2020) sur l’obligation du port du masque pour les salariés aux États-Unis qui a été partagée sur la page facebook de Covid19.explications repose sur cette méthode. Les auteurs concluaient sur un bénéfice du port du masque généralisé à l’ensemble des États-Unis :

“La mise en place au niveau national de masques sur le visage obligatoires pour les employés le 1er avril aurait pu réduire le taux de croissance hebdomadaire des cas de 10 %, ce qui se traduit par une réduction relative de près de 40 % des décès cumulés (intervalle de confiance de 90 % de [17,55] %). Cela signifie que 17 à 55 000 vies auraient pu être sauvées jusqu’au début du mois de juin ; au 27 mai 2020, les Centers for Disease Control and Prevention américains font état de 99 031 décès aux États-Unis.”

Mask mandates and other lockdown policies reduced the spread of COVID-19 in the US , Victor Chernozhukov, Hiro Kasahara, Paul Schrimpf , Voxeu, 15 juillet 2020 [Traduction de l’auteur de ce billet de blog]

Plus précisément, Chernozhukov, et al . (2020) utilise un modèle de panel avec effets aléatoires (Trognon, 2003). Leur panel est composé par les États américains. Cette méthode leur permet d’estimer l’effet du port du masque des employés aux États-Unis en prenant en compte un effet spécifique aléatoire pour chaque État. L’autre méthode pour estimer les effets spécifiques, celle des effets fixes (paramètres spécifiques constants) est aussi populaire. La page covid19.explications a relayé l’étude de Valsecchi et Durante (2020). Cette dernière porte sur l’augmentation du nombre de cas entraînée par les migrations internes des provinces du nord vers celles du sud avant le confinement national décrété le 9 mars. Sur la question des masques, l’étude d’Abaluck et al. (2020) sur un panel de 42 pays avec effets fixes, montre que l’existence de normes préexistantes du port du masque, pour les personnes malades en Asie, a limité le nombre de contaminations. Enfin, Olczac et al. (2020) montrent eux aussi avec des effets fixes sur plus de 300 comtés britanniques, que l’affluence aux matchs de football de premier league a entraîné une hausse du nombre de décès causés par le Covid-19.

L’approche par les variables instrumentales, elle aussi évoquée dans un autre statut Facebook de covid19.explications, résout le problème de l’endogénéité d’une autre manière. Si l’on considère le port du masque, nous avons deux dynamiques confondantes :

  1. Le masque a plus de chance d’être porté dans une zone où sévit le Covid 19.
  2. Le masque réduit la transmission individuelle

Le but est d’étudier le deuxième effet pour évaluer l’efficacité du port du masque. On peut alors faire appel à une variable instrumentale. Cette dernière agit sur la variable explicative mais pas directement sur la variable expliquée. Par exemple, Welsch (2020) utilise le vote pour Donald Trump comme variable instrumentale. Elle remplit les conditions désirées. Voter pour Trump diminue le port du masque mais n’est pas en soi un facteur de décès du COVID-19. Le résultat est sans appel :

“Les résultats montrent que l’augmentation de 1% du nombre de personnes qui portent fréquemment ou toujours un masque lorsqu’elles se trouvent à moins d’un mètre des gens pourrait réduire de 10,5% les décès par COVID-19, ce qui se traduit par environ six décès dans un comté de taille moyenne.”

Mask usage reduces COVID-19 deaths: A US county-level analysis with a unique identification approach , David Welsch, Voxeu, 01/12/2020 [Traduction de l’auteur de ce billet de blog]

Cependant, les estimations des SEM reposent sur une modélisation sous-jacente et comme le souligne l’IPP :

“Cet avantage peut aussi être un inconvénient : les résultats obtenus dépendent intrinsèquement du modèle qui a été élaboré et des hypothèses de comportement et d’interaction des agents sur lesquelles il repose, ce qui n’est pas le cas pour les approches « athéoriques » (ou en « forme réduite ») que représentent l’exploitation d’expériences contrôlées ou naturelles. ”

Institut des Politiques Publiques (IPP)

Recréer un contrefactuel quand il n’y en a pas

La deuxième solution, évoquée sur la page Facebook, covid19.explications, est de fabriquer un contrefactuel synthétique (ou synthetic control) pour éviter cet écueil :

” L’idée centrale de la méthode de contrôle synthétique est que les résultats des unités de contrôle sont pondérés de manière à construire le résultat contrefactuel pour l’unité traitée, en l’absence de traitement. Plus précisément, une unité de contrôle synthétique est définie comme la moyenne pondérée invariable dans le temps des unités de contrôle disponibles, qui, avant l’intervention, ont des caractéristiques pré-intervention et une trajectoire de résultats similaires à l’unité traitée. “

Kreif, N., Grieve, R., Hangartner, D., Turner, A. J., Nikolova, S., and Sutton, M. (2016) Examination of the Synthetic Control Method for Evaluating Health Policies with Multiple Treated Units. Health Econ., 25: 1514– 1528. doi: 10.1002/hec.3258.

Si une autorité publique sur un territoire quelconque applique une mesure de politique publique, comme l’obligation de port du masque par exemple, on peut la comparer avec d’autres territoires qui n’ont pas appliqué cette mesure pour créer un contrefactuel synthétique. Chernozhukov, et al. (2020) ont comparé d’ailleurs les résultats de leur modèle économétrique structurel avec cette autre méthode. D’autres articles utilisant le contrôle synthétique ont des résultats cohérents. Le même statut FB, mentionnant Chernozhukov et al. (2020), évoquait une étude canadienne (Karaivanov, et al. , 2020) sur l’obligation du port du masque en intérieur mais il existe aussi cette étude allemande sur l’obligation du port du masque dans les lieux publics (Mitze et al., 2020). Cependant, les méthodes de l’économétrie structurelle et du contrôle synthétique ne s’opposent pas forcément.

Et si on combinait les deux méthodes ?

C’est ce qu’ont fait Spiegel et Tookes (2020) qui ont décidé d’évaluer en une fois un ensemble de mesures restrictives sur les entreprises avec des données sur plus de 3000 comtés américains. Les auteurs utilisent en modèle en séries temporelles pour évaluer l’effet dans le temps des mesures. Ensuite, les bruits blancs sont regroupés par comté comme s’ils constituaient chacun une expérience différente. Les résultats confortent l’idée de l’efficacité du port obligatoire du masque et de la fermeture des établissements recevant des personnes. Pour comparer l’effet des mesures, d’autres études estiment l’effet sur le nombre de reproduction de la maladie (Égert et al., 2020).

Et les coûts ?

On a peu parlé des coûts des mesures, que ce soit les dépenses engagées ou les conséquences fâcheuses des mesures non médicales pour lutter contre l’épidémie. Ainsi, la page FB covid19.explications a relayé deux études, française et néerlandaise, sur la baisse des résultats scolaires dans les écoles primaires suite à leur fermeture.

Comme souligné dans un billet du blog Zet-Ethique, partagée sur la page FB de Covid19.explications, l’analyse du rapport coût/bénéfice en termes monétaires est plus délicat en raison de la grande sensibilité du calcul des coûts du confinement et de la valeur statistique d’une vie aux hypotheses préalables. Ce qui ne va pas sans problème éthique.

Il semble que les études utilisant cette méthode montrent plutôt que les bénéfices de mesures comme le confinement compensent plus que largement les bénéfices. Dans cette optique, le port obligatoire du masque est privilégié car jugé peu cher (même si cela se discute pour les ménages selon leurs revenus).

Conclusion

Les économistes analysent l’efficacité des mesures non médicales contre l’épidémie de Covid 19 grâce aux expériences naturelles.

Les résultats des économistes vont dans le sens de l’efficacité des mesures non médicales, que ce soit le confinement, le port du masque, la fermeture d’établissements recevant des personnes, etc.

Les divergences portent sur l’acceptabilité du coût des mesures dans les préconisations que vont faire les économistes. L’effet négatif sur les résultats scolaires de la fermeture des écoles peut être un effet dissuasif pour recourir à cette mesure. Le coût du confinement a motivé des économistes comme Christian Gollier ou Égert et al. (2020) à proposer des mesures alternatives comme les «tests et traçage, port de masque et mesures ciblées pour protéger les personnes âgées». Le blogueur et professeur de sciences économiques et sociales, Martin Anota, note dans un billet que la littérature économique montre un intérêt pour un confinement bref et dur. Une partie de la contraction de l’activité économique vient des attitudes de précaution prises par les individus eux-mêmes. Tant que le virus circule, ces attitudes persistent. Autant mettre un grand coup brièvement pour reprendre une activité normale.

Si la science économique permet de voir si des mesures atteignent les objectifs fixés et et les coûts pris en compte, la définition a priori des objectifs et des coûts, et surtout le choix des mesures prises relèvent du politique.

A noter, les économistes ont aussi élaboré des travaux théoriques sur les épidémies. Sur ce sujet, le blogueur Martin Anota a fait une revue de l’utilisation du modèle épidémiologique SIR en économie.

Remerciements

Un grand merci aux personnes qui m’ont relu, notamment Anne-Coralie, qui m’aura beaucoup aidé grâce à ses relectures minutieuses.

Bibliographie

Abaluck, J., Chevalier, J. A., Christakis, N. A., Forman, H. P., Kaplan, E. H., Ko, A., & Vermund, S. H. (2020). The case for universal cloth mask adoption and policies to increase supply of medical masks for health workers, Covid Economics 5.

Bourgeois-Gironde, S. & Monnet, É. (2017). Expériences naturelles et causalité en histoire économique: Quels rapports à la théorie et à la temporalité ?. Annales. Histoire, Sciences Sociales, 4(4), 1087-1116. https://doi.org/

Chernozhukov, V, H Kasahara and P Schrimpf (2020), “Causal impact of masks, policies, behavior on early COVID-19 pandemic in the US”, Covid Economics 35.

Égert, B., Guillemette, Y., Murtin, F., & Turner, D. Walking the Tightrope: Avoiding a Lockdown While Containing the Virus (2020). CESifo Working Paper No. 8797,

Karaivanov, A, S Lu, H Shigeoka, C Chen and S Pamplona (2020), “Face masks, public policies and slowing the spread of COVID-19: Evidence from Canada”, medRxiv pre-print

Mitze, T, R Kosfeld, J Rode and K Wälde (2020), “Face masks considerably reduce COVID-19 cases in Germany: A synthetic control method approach”, COVID Economics: Vetted and Real-Time Papers 27: 74–103.

Olczak, M, J Reade and M Yeo (2020), “Mass Outdoor Events and the Spread of an Airborne Virus: English Football and Covid-19“, Covid Economics 47.

Spiegel, M and H Tookes (2020), “Business restrictions and Covid fatalities”, Covid Economics 56: 20–59.

Trognon, A. (2003). L’économétrie des panels en perspective. Revue d’économie politique, 6(6), 727-748.

Valsecchi, M, and R Durante (2020), “Internal migration and the spread of COVID-19”, NES Working Papers w0276.

Welsch D M (2020), “Do masks reduce COVID-19 deaths? A county-level analysis using IV”, Covid Economics 57: 20-45.

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